C’est un épisode très peu connu des historiens de la gauche eux-mêmes. A la Belle Epoque, des ouvriers anarchistes, doutant de l’imminence d’une révolution sociale et prenant acte de l’échec du terrorisme dans lequel s’étaient lancés leurs ainés, se réfugièrent dans des communautés avec l’idée bien arrêtée d’y appliquer le communisme ici et maintenant.
Qualifiés de « milieux libres » ou de « colonies libertaires », ces expériences se multiplièrent un peu partout en France, à Méry-sur-Oise en 1898, à Vaux (Aisne) en 1902, à Aiglemont (Ardennes) l’année suivante, à La Rize (Rhône) en 1907 ou à Bascon (Aisne) en 1911, etc.
L’idée principale de ces colonies était de s’émanciper du salariat et de montrer que des individus regroupés librement sur une terre possédée en commun pouvaient produire ce qui était nécessaire à leur propre consommation. Ils éliminèrent donc tous les besoins « artificiels » créés par la société et pratiquèrent une économie cénobitique. Ils bannirent tabac, alcool et viande, cessèrent dans certaines colonies de cuire les aliments, allèrent dans d’autres jusqu’à retirer leurs pantalons. Echappés de l’Eden, c’est donc chevelu et nu qu’ils grignotaient de la salade, un demi-siècle avant les hippies. Tout cela s’acheva bien sûr en échec.
A l’âge de 18 ans, l’écrivain Albert t’Serstevens (1885-1974) avait participé à l’un de ces « phalanstères », expérience de laquelle il tira en 1919 un formidable roman, Un apostolat, réédité il y a quelques années par les éditions Motifs.
Albert t’Serstevens ! Ce drôle de nom est aujourd’hui cruellement oublié et ne sonne plus qu’aux oreilles de certains admirateurs de Blaise Cendrars dont il fut l’ami pendant 40 ans. Ecrivain français, d’origine provençale par sa mère, belge par son père, il est issu d’une grande famille bruxelloise. Les généalogistes d’outre-Quiévrain nous informent que ce fameux « t » apostrophe précédant son nom fut attribué par décision impériale vers le XVIIe siècle à sept familles honorables de la capitale du Brabant en guise de distinction. Son oncle, le juge Théodore t’Serstevens, tient une petite place dans l’histoire littéraire. C’est lui qui condamna Verlaine à deux ans de prison après qu’il eut tiré un coup de revolver sur Rimbaud.
Poète, romancier, essayiste, traducteur, « t’Ser », ainsi que l’appelait Cendrars, était avant tout un bourlingueur doublé d’un érudit, autant à l’aise sur un cargo que dans l’impressionnante bibliothèque de son hôtel particulier du quai de Bourbon, à Paris, où il résidait quand il ne courait pas le monde. D’une curiosité insatiable et toujours émerveillée, se fichant de la littérature et de la postérité, il a laissé une œuvre importante (près de 70 livres) et difficilement réductible à une étiquette, serait-ce celle « d’écrivain-voyageur » sous laquelle on le range généralement.