L'Orchestre Philharmonique de Radio France, dirigé par Ingo Metzmacher, joue les Jeux de Debussy. Concert enregistré en direct le 12 octobre 2018 à l'Auditorium de Radio France, à Paris.
Jeux est une page a priori sans forme. Une œuvre qui ne ressemble à rien d’autre, qui n’est ni un scherzo, ni une forme-sonate, ni un thème varié, ni un vaste lied, ni même un rondo. Une œuvre, si l’on quitte le terrain de la forme pour gagner celui du genre, qui n’est pas non plus un poème symphonique. Debussy indique : « poème dansé ». Certes. Il est vrai que nous sommes en 1913, l’année du Sacre du printemps (qui sera créé deux semaines après Jeux, dans le même Théâtre des Champs-Élysées, et fera un tout autre tapage), celle où les Ballets russes de Diaghilev tiennent plus que jamais le haut du pavé parisien. Léon Bakst crée les décors et les costumes de Jeux, Vaslav Nijinsky est le jeune homme ; Tamara Karsavina, la première jeune fille ; Ludmilla Schollar, la deuxième jeune fille. C’est d’ailleurs Nijinski lui-même qui est l’auteur de l’argument de Jeux, dont Diaghilev, qui s’y connaissait, disait qu’il s’agissait d’« une apologie plastique de l’homme de 1913 ».
De quoi s’agit-il alors ? « Dans un parc, au crépuscule, une balle de tennis s’est égarée. Un jeune homme, puis deux jeunes filles s’empressent à la rechercher. La lumière artificielle des grands lampadaires électriques qui répand autour d’eux une lueur fantastique, leur donne l’idée de jeux enfantins : on se cherche, on se perd, on se poursuit, on se querelle, on se boude sans raisons. La nuit est tiède, le ciel baigné de douces clartés : on s’embrasse. Mais le charme est rompu par une autre balle de tennis, jetée par on ne sait quelle main malicieuse. Surpris, effrayés, le jeune homme et les deux jeunes filles disparaissent dans les profondeurs du parc nocturne. »
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L’argument est ténu, mais tous les éclairages sont possibles et les harmonies, les rythmes, peuvent évoquer tout en la dissimulant une tension érotique inédite. Une musique tout en glissements, donc, une « musique de gestes », dit Michel Chion, une musique faite de perpétuelles transitions, une musique de l’éparpillement des timbres et des motifs qui magnifie les sonorités et les impressions du fascinant volet central de La Mer. La musique non seulement crée sa propre forme, mais s’invente d’elle-même comme l’araignée produit le fil de sa toile. Il faut voir cette page exécutée par les instrumentistes d’un orchestre pour prendre conscience de la fragmentation des motifs, de leur entrelacs, de la manière dont les couleurs se juxtaposent. Il ne s’agit plus ici d’une esquisse symphonique (ou d’un poème dansé), mais de l’emboîtement d’une infinité d’esquisses qui, par son miroitement complexe, donne une idée vertigineuse de ce qui naît et renaît toujours. On a cité Le Sacre du printemps, mais l’année 1913 est aussi celle des Altenberg-Lieder de Berg. Il est vrai que 1912 avait été celle de Pierrot lunaire et de Daphnis et Chloé. Puis viendra 1914... On se prend à rêver : Jeux serait donc une de ces œuvres indépassables, l’une de celles qui nous interdisent d’aller plus loin ?
Texte par Christian Wasselin